28…
« Vous vous souvenez, dit Reg, quand vous êtes arrivés cet après-midi, je vous ai dit que la vie récemment avait été assommante, mais pour des… raisons intéressantes ?
— Je m’en souviens fort bien, répondit Dirk. Ça s’est passé il n’y a même pas dix minutes. Je me rappelle, vous vous trouviez exactement à cet endroit Bien mieux, vous portiez les vêtements même que vous avez actuellement sur vous et…
— Taisez-vous, Dirk, fit Richard, laissez parler ce pauvre homme, voulez-vous ? »
Dirk eut un petit geste d’excuse.
« Absolument, fit Reg. La vérité est que depuis des semaines, même des mois, je n’utilise plus du tout la machine à voyager dans le temps, parce que j’ai eu la très bizarre impression que quelqu’un ou quelque chose essayait de me pousser à l’utiliser. Ça a commencé comme une très vague envie, et puis il m’a semblé que ça venait en vagues de plus en plus fortes. C’était extrêmement troublant. Il a fallu que je lutte très dur car cette force essayait de me faire faire quelque chose que j’avais réellement envie de faire. Je ne pense pas que je me serais rendu compte que c’était une présence extérieure à moi qui était à l’origine de cette pression et non pas mes propres désirs qui s’affirmaient, s’il n’y avait pas eu le fait que je mettais si peu d’entrain à faire tout ça. Dès que j’ai commencé à comprendre que c’était quelque chose d’autre qui essayait de m’envahir, les choses ont commencé à vraiment mal tourner et le mobilier a volé dans tous les sens. Mon petit secrétaire géorgien a été très abîmé. Regardez les marques sur…
— C’est ce que vous redoutiez hier soir ? demanda Richard.
— Mais oui, fit Reg d’une voix étouffée, je le redoutais très vivement, mais il ne s’agissait que de ce cheval assez charmant, donc ça n’avait pas d’importance. Je pense qu’il a dû arriver là pendant que j’étais allé chercher de la poudre pour masquer mon hâle.
— Ah ? fit Dirk. Et où êtes-vous allé en chercher ? interrogea-t-il. Je n’imagine pas beaucoup de pharmaciens à qui un cheval s’amuserait à rendre visite.
— Oh ! dit-il, il y a une planète dans ce qu’on appelle les Pléiades, où la poussière est exactement la…
— Vous êtes allé, fit Dirk dans un souffle, sur une autre planète ? Pour chercher de la poudre ?
— Oh ! ce n’est pas loin, dit Reg avec entrain. Voyez-vous, la distance réelle entre deux points dans l’ensemble du continuum espace/temps est presque infiniment plus petite que la distance apparente entre les orbites voisins d’un électron. En vérité, c’est bien moins loin que le pharmacien et on n’a pas besoin de faire la queue. Moi, je n’ai jamais la monnaie, pas vous ? Je préfère toujours sauter dans le quantum. Sauf, bien sûr, qu’on a alors tous les ennuis avec le téléphone. Ah ! rien n’est jamais simple, n’est-ce pas ? »
Il parut un instant préoccupé.
« Mais je crois que vous avez peut-être raison pour ce que je crois que vous croyez, ajouta-t-il doucement.
— C’est-à-dire ?
— Que j’ai fait des choses assez compliquées pour obtenir un bien mince résultat. Réconforter une petite fille, si charmante, délicieuse et triste qu’elle ait pu être, ne semble pas une explication suffisante pour… Ma foi, il s’agissait d’une opération assez importante dans la manipulation du temps, maintenant que j’y réfléchis. Il n’y a aucun doute que cela aurait été plus simple de la complimenter sur sa robe. Peut-être que le… le fantôme – c’est bien d’un fantôme que nous parlons, n’est-ce pas ?
— Je crois que oui, en effet, fit lentement Dirk.
— Un fantôme ? dit Richard, allons, voyons…
— Attendez… dit brusquement Dirk. Continuez, je vous prie, dit-il à Reg.
— Il est possible que le… fantôme m’ait pris au dépourvu. Je luttais si énergiquement pour ne pas faire une chose que cela m’a sans mal entraîné à en faire une autre…
— Et maintenant ?
— Oh ! il a complètement disparu. Le fantôme m’a quitté hier soir.
— Et nous nous demandons, fit Dirk en tournant son regard vers Richard, où il est allé.
— Non, je vous en prie, fit Richard, pas ça. Je ne suis même pas sûr d’avoir accepté que nous parlions de machine à voyager à travers le temps, et voilà que tout à coup il s’agit de fantômes !
— Qu’est-ce que c’était donc, siffla Dirk, qui vous a poussé à escalader le mur ?
— Eh bien, vous avez suggéré que j’étais dans un état de suggestion post-hypnotique…
— Pas du tout ! Je vous ai fait une démonstration du pouvoir de la suggestion post-hypnotique. Mais je suis convaincu que l’hypnose et la possession fonctionnent de façon très, très similaire. On peut vous amener à faire toutes sortes de choses absurdes et vous inventez ensuite joyeusement les rationalisations les plus transparentes pour vous les expliquer à vous-même. Mais… on ne peut pas vous faire faire quelque chose qui va à l’encontre des tendances fondamentales de votre caractère. Vous lutterez. Vous résisterez ! »
Richard se souvint alors du sentiment de soulagement avec lequel, sur une brusque impulsion, il avait replacé la cassette dans le répondeur de Susan, la veille au soir. Ç’avait été la fin d’une lutte où il l’avait soudain emporté. Avec le sentiment d’un autre combat qu’il était maintenant en train de perdre, il soupira et confia ses pensées aux autres.
« Exactement ! s’exclama Dirk. Vous ne le feriez pas ! Maintenant, nous arrivons quelque part ! Voyez-vous, l’hypnose donne les meilleurs résultats quand le sujet éprouve une sympathie fondamentale pour ce qu’on lui demande de faire. Trouvez le bon sujet pour la tâche que vous envisagez et l’hypnose peut jouer un très, très grand rôle et je suis convaincu qu’il en va de même de la possession. Alors, où en sommes-nous ?
— Nous avons un fantôme qui veut que quelque chose soit fait, alors il recherche le sujet dont il va prendre possession afin qu’il fasse cela pour lui. Professeur…
— Reg…, fit Reg.
— Reg… Puis-je vous demander quelque chose qui est peut-être terriblement personnel ? Je comprendrais parfaitement que vous ne vouliez pas répondre, mais je continuerai à vous harceler jusqu’à ce que vous le fassiez. Ce sont mes méthodes, vous comprenez. Vous disiez qu’il y avait quelque chose qui représentait pour vous une tentation terrible. Que vous aviez envie de faire, mais que vous ne vous autorisiez pas vous-même à faire et que le fantôme essayait de vous pousser à faire ? Je vous en prie, c’est peut-être difficile pour vous, mais je pense que ça nous aiderait beaucoup si vous vouliez bien nous dire de quoi il s’agit.
— Je ne vous le dirai pas.
— Vous devez comprendre combien c’est important…
— Mais je vais vous montrer », dit Reg.
Se découpant devant les grilles de Saint Cedd, on pouvait voir une haute silhouette portant un grand sac de nylon noir. La silhouette était celle de Michael Wenton Weakes, la voix qui demandait au concierge si le professeur Chronotis se trouvait actuellement dans sa chambre était celle de Michael Wenton Weakes, les oreilles qui entendaient le concierge dire que du diable s’il savait pourquoi mais que le téléphone semblait encore en dérangement étaient celles de Michael Wenton Weakes mais l’esprit qui brillait au fond de ses yeux n’était plus le sien. Il s’était totalement abandonné. Tous les doutes, toutes les différences, toute la confusion avaient cessé. Un esprit nouveau le possédait totalement.
L’esprit qui n’était pas Michael Wenton Weakes inspecta le collège qui s’étendait devant lui, et auquel il s’était habitué au cours de ces dernières semaines, décevantes et exaspérantes.
Des semaines ! De simples microsecondes.
Bien que l’esprit – le fantôme – qui habitait maintenant le corps de Michael Wenton Weakes eût connu de longues périodes de quasi-oubli s’étendant parfois sur des siècles, le temps durant lequel il avait parcouru la terre était tel que c’était seulement quelques minutes plus tôt, lui semblait-il, qu’étaient arrivées les créatures qui avaient bâti ces murs. Le plus clair de son éternité personnelle – ce n’était pas vraiment une éternité, mais quelques milliards d’années pouvaient facilement paraître une éternité –, il l’avait passé à déambuler dans une boue sans fin, à patauger dans des mers sans limite, observant avec une indicible horreur les créatures visqueuses douées de jambes qui avaient soudain commencé à émerger de ces eaux pourrissantes, et voilà qu’il les retrouvait, évoluant tout d’un coup dans ces lieux comme si elles en étaient les propriétaires et se plaignant du mauvais fonctionnement des téléphones.
Au fond d’une sombre et silencieuse partie de lui-même, il savait qu’il était maintenant fou, qu’il était devenu fou presque aussitôt après l’accident en comprenant ce qu’il avait fait, quelle existence l’attendait, en se rappelant aussi ses camarades qui étaient morts et qui pendant quelque temps l’avaient hanté, tout comme lui-même avait hanté la Terre.
Il savait que ce qu’on l’avait poussé à faire aurait révolté le moi dont il ne gardait qu’un souvenir infinitésimal, mais que c’était la seule façon pour lui de faire cesser l’interminable cauchemar où chaque seconde de ces milliards d’années avait été pire que la précédente.
Il souleva le sac et reprit sa marche.